Faut-il punir ou parier sur le pardon et la rédemption des coupables de crimes contre l’humanité? Au contraire des époques précédentes qui prisaient le silence et l’amnésie, la nôtre croit aux vertus de la parole pour guérir les plaies de l’histoire, reconstruire des sociétés minées par la dictature ou les guerres civiles. Nous promenant sur tous les fronts sanglants de la planète, Pierre Hazan tente un bilan tout en nuances de ce qu’on a appelé la justice transitionnelle: celle qui concerne les nations passant du chaos à l’Etat de droit (Argentine, Chili, Sierra Leone, Rwanda, Maroc). C’est dans les années 1990, au lendemain de la chute du Mur, que naissent deux utopies jusqu’ici opposées : celle d’une justice internationale, inspirée de Nuremberg, qui entend punir les coupables; celle, inaugurée par l’Afrique du Sud après l’apartheid, qui parie sur le pardon des victimes et la rédemption des criminels. Une catharsis collective est ainsi créée, même si elle repose sur une hypothèse aussi séduisante que fragile : révéler, c’est guérir, dissoudre la violence du crime dans le récit de son déroulement.

L’important, dans les deux cas, c’est que la justice s’offre comme rempart pour juguler la cruauté. «Le Messie viendra désormais par la porte du droit», écrit non sans ironie Pierre Hazan, et ce seront les ONG, «ces sentinelles morales du nouvel ordre international», qui entendent faire jurisprudence. Forte de ces certitudes, l’ONU organisa en 2000 la conférence de Durban, censée pacifier à l’échelle mondiale la mémoire de l’esclavage et de la colonisation. Las! C’était méconnaître la diversité des identités blessées et surtout la profondeur du ressentiment anti-occidental puisque Durban s’est traduit, au nom de l’antiracisme et de la Palestine martyre, par une explosion de haine anti-juive. L’expiation collective s’est enlisée dans la désignation d’un bouc émissaire classique désormais promu à la dimension planétaire.

Pierre Hazan nous offre ici la synthèse la plus intelligente qu’il nous ait été donné de lire sur les politiques du repentir. Il détaille avec minutie les boîtes à outils juridiques grâce auxquelles les hommes d’aujourd’hui affrontent les pages sombres de leur histoire et tentent de convertir le fardeau du passé en allié. Du double échec de la justice pénale internationale et de la justice restauratrice, il ne tire pas une condamnation tranchée. Il en appelle au contraire à leur combinaison, à leurs effets cumulés pour sortir du double piège de la culpabilité taraudante et de la concurrence victimaire. C’est en porteur d’une espérance fragile qu’il voit dans les mécanismes de la justice transitionnelle le moyen pour les peuples meurtris de domestiquer l’abomination. Que toutes les humanités, et pas seulement l’occidentale, acceptent de regarder leur barbarie dans les yeux constitue déjà un immense progrès.

Pascal Bruckner. «Le Nouvel Observateur» du 20 décembre 2007.