– La commission dirigée par Richard Goldstone était mal partie. Sous la pression des pays de l’Organisation de la conférence islamique, le mandat initial donné par les Nations unies visait à enquêter sur les crimes perpétrés uniquement par les forces israéliennes durant le conflit de Gaza l’hiver dernier. Mais l’ex-procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a enquêté sur les violations graves du droit international, indépendamment de la nationalité de leurs auteurs. Au final, c’est un rapport sévère de 575 pages qui n’épargne ni les forces armées israéliennes ni le Hamas et autres groupes armés palestiniens, tous – à des degrés divers – accusés de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité.

Au même titre que l’aide humanitaire, les commissions d’enquête et la justice internationale participent de l’économie générale du conflit. Les belligérants et leurs alliés se servent de ces instruments pour criminaliser et isoler l’adversaire, pour asseoir la légitimité de leur cause et pour imposer leur vision dans l’espace public. Cette volonté d’instrumentaliser les commissions d’enquête et la justice internationale s’est traduite par l’établissement de mandats sur mesure. Mais comme le démontre le rapport Goldstone, ces instruments ne sont pas toujours dociles. Et s’ils le sont, les opinions publiques ne sont pas longtemps dupes.

Le mandat du tribunal spécial sur l’Irak qui condamna à mort Saddam Hussein devait servir à légitimer l’intervention militaire américaine. Ce fut loin d’être le cas. Au point qu’aujourd’hui, la question est de savoir si de nouvelles poursuites judiciaires ne vont pas être entamées contre des responsables américains pour l’utilisation de la torture. C’est dire si l’utilisation de l’arme juridique peut se retourner contre ses auteurs, se retrouvant comptables de leurs actes devant les opinions publiques. Le mandat du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) visait lui aussi un objectif politique, celui d’affaiblir le régime syrien. Damas était soupçonné de déstabiliser le Liban, en assassinant des personnalités politiques, dont celle de l’ex-premier ministre Rafic Hariri. Mais depuis l’instauration du TLS et l’arrivée au pouvoir des présidents Obama et Sarkozy, le contexte politique a changé. Le régime de Damas n’apparaît plus aussi néfaste aux yeux des gouvernements occidentaux. Aujourd’hui, nul ne peut prédire la capacité du TSL à remplir son mandat tant les facteurs politiques apparaissent déterminants. Mais l’impact du Tribunal spécial pour le Liban pourrait se faire sentir là où ses promoteurs ne l’attendaient guère : dans le développement du droit sur des questions à forte charge politique. Le TSL va devoir préciser la définition d’un « acte terroriste », qui depuis des décennies divise les gouvernements et les opinions publiques et justifier l’utilisation du procès par contumace, jusque-là considéré comme inacceptable par la justice internationale.

Quant au mandat de la commission d’enquête sur Gaza, Richard Goldstone l’a fait dévier de sa trajectoire initiale, au grand dam de ses initiateurs, provoquant presque autant de réactions négatives à Gaza qu’auprès des autorités israéliennes. S’appuyant sur le principe de la complémentarité, Goldstone a mis désormais la balle dans le camp des belligérants, leur laissant la possibilité de sanctionner eux-mêmes leurs hommes qui se seraient rendus coupables de crimes de guerre, sous peine que le Conseil de sécurité renvoie la situation à la Cour pénale internationale.

Le rapport Goldstone est, en fait, sacrément embarrassant pour nombre de protagonistes. Il place l’Etat hébreu sur la défensive, raccourcissant la distance entre Jérusalem et la Cour de La Haye. Mais les Etats arabes peuvent difficilement se réjouir. Ils craignent un jour d’être aussi dans le collimateur de la diplomatie judiciaire pour les violations massives des droits de l’homme. C’est notamment pour cela qu’ils refusent de coopérer dans l’arrestation du président soudanais Al-Bachir, accusé de crimes contre l’humanité au Darfour. Ils ne veulent pas d’un précédent et c’est pour cette raison qu’ils accusaient la Cour pénale internationale d’être à la solde des Occidentaux, sinon même d’être « un organe terroriste ». Il est du reste frappant de constater qu’au moment de l’adoption des statuts de la Cour pénale internationale en 1998, sept pays avaient voté contre, dont Israël, l’Irak de Saddam Hussein, la Libye, le Qatar, le Yémen (ainsi que la Chine et les Etats-Unis), et 21 pays s’étaient abstenus, des régimes arabes dans leur grande majorité. Quant à l’Autorité palestinienne, elle a ratifié en janvier 2009 les statuts de la CPI, sans mesurer qu’elle s’exposait aussi. En voulant criminaliser l’adversaire, elle reconnaît la légitimité d’une justice qui peut lui demander des comptes.

De fait, il y a une étrange ironie dans le développement de la justice internationale et des commissions d’enquête au Proche-Orient. Là comme ailleurs, les Etats pensent en maîtriser les effets. Mais ceux-ci s’avèrent incontrôlables sur la durée, rendant comptables de leurs actes, non seulement ceux qui sont jugés, mais potentiellement aussi ceux qui sont les instigateurs de ces mécanismes de justice et qui pensaient en tirer profit. Ce sont les surprenantes leçons du rapport Goldstone.

Le Temps, 17 septembre 2009