Le Temps, jeudi 2 décembre 2010 (repris par Courrier International)

Libération, lundi 6 décembre 2010

Cinq ans après l’attentat qui coûta la vie à l’ex-premier ministre Rafic Hariri et à une vingtaine de personnes qui se trouvaient à proximité, le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) va émettre dans les prochains jours, ou tout au plus dans les prochaines semaines, ses premiers actes d’accusation. Ce sera un test crucial à la fois pour la stabilité du Liban et pour la justice internationale. Le premier tribunal onusien, chargé de réprimer le crime de «terrorisme», pourra-t-il remonter jusqu’aux commanditaires sans altérer le fragile équilibre politique libanais? On ne compte plus les mises en garde, selon lesquelles ces actes d’accusation seraient le déclencheur de nouveaux affrontements armés au Liban, ni les déclarations du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui voit dans le tribunal le produit d’une conspiration américano-sioniste, avertissant que quiconque collaborerait avec cette Cour verrait ses mains tranchées.

Les différents acteurs politiques ont toujours vu dans le TSL un outil destiné soit à les servir, soit à leur nuire. Le Conseil de sécurité l’a créé en 2007, sous l’impulsion de Jacques Chirac et de George Bush, qui escomptaient en faire l’instrument de délégitimation du régime de Damas, suspecté d’être le commanditaire de l’attentat. Aujourd’hui, l’équation politique régionale a profondément évolué, avec le rapprochement syro-saoudien et la montée en puissance du Hezbollah et de l’Iran.

Dans ce contexte, les partisans du tribunal au Liban espèrent que ce dernier pourra permettre de desserrer le processus d’étranglement qu’ils subissent de la part du Hezbollah, fort de sa puissance militaire et de sa force de mobilisation politique. Ils ne veulent plus subir ce qu’ils ressentent comme un chantage permanent à l’instabilité et à l’intimidation qu’exerce le Parti de Dieu. Dans leur perspective, les actes d’accusation qui – d’après les rumeurs – viseraient des militants du Hezbollah placeraient celui-ci sur la défensive et, du coup, leur permettraient de se dégager de cette étreinte. C’est aussi la lecture de la France et des Etats-Unis, lesquels ont annoncé récemment une aide supplémentaire de 10 millions de dollars supplémentaires au TSL.

A contrario, le Hezbollah et, dans une moindre mesure, la Syrie considèrent que ce tribunal revêt potentiellement une menace existentielle. Si les actes d’accusation visent des membres du Hezbollah, celui-ci verrait sa réputation ternie: au lieu de projeter l’image de la seule force qui a combattu victorieusement les Israéliens, il apparaîtrait comme une organisation «terroriste» responsable de l’assassinat d’un ex-premier ministre sunnite. D’où la volonté de torpiller ce tribunal libano-onusien.

Cette équation fait qu’aucun des deux camps ne peut aujourd’hui reculer. Les partisans du TSL ne peuvent abandonner le Tribunal, car cela constituerait un terrible aveu de faiblesse. Le Hezbollah ne veut pas se faire criminaliser par ce qu’il estime être le produit d’une conspiration fomentée à Tel-Aviv, Washington et Paris, destinée à l’affaiblir. Il a plusieurs options «légalistes» à sa disposition, sans parler d’autres mesures plus «musclées» qu’il pourrait prendre: il peut se retirer du gouvernement, tenter de bloquer la part libanaise du budget du TSL (49%), voire obtenir la suspension de la coopération entre le Liban et le Tribunal, s’il obtient un soutien politique suffisamment large. Rien de tout cela ne porterait un coup fatal au TSL, mais cela réduirait sa légitimité politique au Liban et dans le monde arabe.

Face à cette situation, certains espèrent que le TSL trouvera un subtil dosage entre justice et stabilité, en émettant des actes d’accusation qui ne s’en prendraient qu’à des «seconds couteaux» afin de ne pas menacer la stabilité du pays. Ce serait une réédition du «coup de Lockerbie», lorsque deux agents libyens subalternes avaient été condamnés pour l’attentat contre un avion de la PanAm, sans que cela remette en question le processus de normalisation entre Tripoli et les pays occidentaux. Cette hypothèse permettrait en théorie de sauver la face de tous les camps. Mais elle suppose que le TSL se prête à ce jeu et que tous les acteurs nationaux et régionaux – et ils sont nombreux avec des intérêts différents – agissent dans le sens de l’apaisement. Ce qui reste à démontrer.

Mais, surtout, ces calculs politiques font fi de la demande de vérité et de justice de la société libanaise dans son ensemble. Le talon d’Achille du Tribunal est sa sélectivité: le mandat défini par le Conseil de sécurité ne vise à sanctionner que les auteurs des attentats politiques (qualifiés d’actes «terroristes») contre Rafic Hariri et les autres attentats en lien avec celui-ci. Comment, en effet, justifier que la mort d’un seul homme suscite la création d’un tribunal semi-international, alors que la mémoire libanaise est verrouillée par la loi d’amnistie de 1992 sans que l’ONU ait trouvé rien à redire, en dépit des innombrables massacres d’une guerre civile qui fit 145 000 victimes? Ne faudrait-il pas répondre aux besoins de vérité et de reconnaissance des familles des 17 000 disparus et d’une société captive d’un système qui fonctionne à l’impunité? Or, depuis des années, des ONG libanaises demandent d’ouvrir à nouveau les dossiers des disparus qui appartiennent aux différentes communautés, voire de mettre en place des mécanismes de justice non pénale. Cet élargissement de la justice donnerait un sens nouveau à l’action du Tribunal spécial pour le Liban.