Le Burundi a jusqu’ici échoué à mettre en place une Commission vérité et réconciliation sur le modèle sud-africain. La Suisse participe au travail de mémoire en organisant des séminaires

Que faire du passé, lorsqu’il ne cesse de resurgir tel un fantôme qui vient hanter les vivants? C’était en janvier dernier. Financées par la Banque arabe du développement, des pelleteuses s’activent pour tracer la nouvelle route vers le nord à une cinquantaine de kilomètres de la capitale, Bujumbura. Dans la commune de Kivyuka, sur la place du marché, les paysans vendent comme tous les jours d’impressionnants régimes de bananes et des femmes s’activent sur d’antiques machines à coudre Singer. Puis, c’est le choc. Les pelleteuses viennent de mettre à jour des ossements et des lambeaux de vêtements. Le destin de ce lieu vient de basculer: le gouvernement, les associations de victimes, les ONG internationales, le CICR, les missions diplomatiques et les Nations unies vont s’emparer du dossier. La fosse de Kivyuka devient la métaphore du Burundi actuel et des questions abyssales qui se posent.

Que faire des restes de ce massacre de 1997, lorsque l’armée avait tué 400 villageois hutus, soupçonnés de collaborer avec la rébellion du CNDD-FDD, le parti aujourd’hui au pouvoir? Continuer le traçage de la route au nom de l’impératif du développement économique? Préserver la fosse commune comme scène de crime? Exhumer les corps pour leur donner une sépulture digne? Et si oui, les identifier? Mais avec quel argent? Ce n’est pas la Bosnie, et aucun bailleur de fonds n’est prêt à payer pour des analyses ADN. A ces questions s’ajoute une autre, fondamentale: comment la société burundaise va-t-elle réagir devant ce passé noir qui remonte à la surface?

Car si Kivyuka est le lieu où s’est cristallisée la discussion, il n’est qu’un lieu parmi des dizaines d’autres dans la longue litanie des massacres de 1965, 1972, 1988, 1993… où aux morts hutus s’ajoutent les morts tutsis. Des centaines de milliers de corps ont été jetés dans des fosses communes. Aloys est l’un des fondateurs de l’Amepci, l’une des rares associations qui regroupent familles de victimes hutues et tutsies. Il a failli expérimenter sur sa peau la force des stéréotypes. En 1993, des extrémistes hutus l’arrêtent sur une route. Il leur affirme qu’il est Hutu, mais rien n’y fait: «Tu es trop maigre et trop grand», tranche l’un des tueurs, qui s’apprête à le hacher avec sa machette. Aloys sera sauvé in extremis par une inconnue qui prétendra qu’il est son mari et qu’il est Hutu. «Encore maintenant dans la mémoire collective burundaise, souligne-t-il, il y a toujours les mêmes accusations: les Hutus ont tué les Tutsis, et les Tutsis ont tué les Hutus. Tragiquement, un enfant qui naît aujourd’hui peut être considéré comme un criminel aux yeux des extrémistes de l’autre ethnie. Ces accusations mutuelles ne cesseront jamais tant que le passé ne sera pas mis au grand jour.»

C’est aussi la conviction de la diplomatie suisse. Engagée depuis des décennies par l’intermédiaire de sa coopération, la Suisse s’est profilée désormais sur le terrain de l’histoire et de la mémoire burundaises. Dans son bureau de Bujumbura, Oliver Hoehne, conseiller politique du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) au Burundi, explique les raisons de cet engagement: «Dans les accords de paix d’Arusha, le Burundi s’est fixé l’objectif de gérer son passé douloureux par des mécanismes de justice transitionnelle. Nous soutenons les efforts du gouvernement et de la société civile en ce sens.» Jacques Pitteloud, l’ambassadeur suisse qui couvre plusieurs pays de cette partie de l’Afrique, souligne: «On ne peut parler de développement, de démographie, d’éducation sans désamorcer la charge du passé.»

Et la charge du passé est encore alourdie par les frustrations de la population. L’économie burundaise est exsangue, le revenu moyen est de 35 francs par mois, l’un des plus bas du monde, le budget national dépend pour moitié de l’aide internationale, la démographie est hallucinante, avec un indice de fécondité de 6,55 enfants par femme – augmentant d’autant les pressions pour la possession de la terre –, la corruption si endémique que Transparency International a placé le Burundi parmi les Etats les plus corrompus de la planète, un enfant sur deux n’est pas scolarisé, l’absence de dialogue entre le gouvernement et l’opposition est pour le moins inquiétante.

Pour consolider la fragile paix qui s’est instaurée, la communauté internationale avait placé beaucoup d’espoir dans les mécanismes de justice transitionnelle, dont une Commission vérité et réconciliation (CVR), inspirée par l’exemple de Nelson Mandela en Afrique du Sud et un Tribunal spécial. Un projet aussi ambitieux qu’à hauts risques qui n’a pas encore vu le jour. L’idée des accords d’Arusha de 2000 était belle sur le papier: rompre enfin le cycle des massacres ethniques par un exercice de vérité et de justice. Et donner enfin aux populations burundaises la reconnaissance des souffrances qu’elles attendent désespérément.

Mais le modèle sud-africain et son célèbre slogan «La vérité guérit» sont-ils transposables au Burundi, alors que la justice n’est pas indépendante, et que les violations des droits de l’homme se poursuivent? Il y a quelques mois, l’ambassadeur sud-africain mettait publiquement en garde contre le projet de CVR: «N’imitez pas forcément l’Afrique du Sud. Etes-vous prêts à gérer les conséquences de la vérité?»

L’ambassadeur sud-africain mettait les pieds dans le plat, mais il disait tout haut une inquiétude partagée par beaucoup. «Potentiellement, cette Commission vérité est une bombe à retardement», souffle un homme d’Eglise burundais. Un diplomate occidental résume le dilemme: «Nous sommes confrontés à un choix faustien: soit le Burundi n’affronte pas son passé, au risque que le cycle de la haine et de la vengeance se perpétue, soit une Commission vérité et réconciliation est lancée, au risque qu’elle tourne au règlement de comptes entre groupes hutus qui se disputent le pouvoir, voire en rallumant les tensions ethniques entre Hutus et Tutsis pour le moment assoupies.» Presque tous les chefs politiques ont du sang sur les mains. Le président du Burundi, Pierre Nkurunziza, 48 ans, a été lui-même condamné à mort par contumace en 1997 par la justice de son pays pour avoir posé des mines antichars qui ont fait des dizaines de victimes dans la capitale. Longtemps au bénéfice d’une immunité provisoire, il a été acquitté l’année passée, mais ce président qui a trouvé la foi avoue lui- même qu’il reste hanté par l’image d’un enfant qu’il a tué durant le conflit.

Dans ce contexte difficile, fort de ses liens étroits avec la société civile et avec le gouvernement, le DFAE appuie différentes initiatives portant sur le vivre-ensemble, que ce soit des débats, des pièces de théâtre radiophoniques ou des séminaires, cherchant à associer les décideurs dans la capitale et la population rurale. Une stratégie qui vise à soutenir les efforts de mise en œuvre des engagements des accords de paix d’Arusha sans déstabiliser le pays.

Ainsi, le DFAE a organisé en juillet 2011 à Bujumbura un séminaire de trois jours à huis clos pour analyser différentes expériences de justice transitionnelle dans le monde. Mais, après une période d’es!poir, l’optimisme est retombé avec la publication de l’avant-projet de la Commission vérité et réconciliation. L’idée que des personnalités indépendantes en fassent partie avait été écartée au grand dam de l’ONU et de la société civile. Le 1er juillet, le Burundi a fêté les 50 ans de son indépendance. Entre un passé tragique et un avenir incertain .

2012 Le Temps 07.09.12

Pierre Hazan

Article sur letemps.ch