Entre Serbes et Kosovars, l’atmosphère est toujours électrique. La Suisse soutient des processus discrets de dialogue

Partout ailleurs, le spectacle au bord de cette route cahoteuse qui chemine entre de petites mai sons paraîtrait incompréhensible. Dans le minuscule quartier multiethnique de Mitrovica, les rares automobilistes qui empruntent cette route enlèvent leurs plaques immatriculées «RKS» pour République du Kosovo pour les changer aussitôt contre des plaques serbes, «SRB», lorsqu’ils se rendent au nord. L’affaire ne prend pas plus de deux minutes tant les habitudes sont rodées. Un jeu de plaques comme un jeu d’identité: les habitants de Mitrovica sont devenus experts en manipulation de symboles.

Dans cette ville divisée, le mur qui coupe la cité n’est ni en béton ni en acier. Bien qu’invisible, il est tout aussi résistant: il est dans les têtes. Indépendant depuis février 2008, le Kosovo n’est reconnu ni par Belgrade ni par les 20 000 Serbes qui vivent dans les quartiers nord de Mitrovica, de l’autre côté de la rivière Ibar. Difficile de se méprendre sur le tracé de cette séparation. Au nord, les immenses photos du grand frère russe, Vladimir Poutine, les devantures aux lettres cyrilliques et le dinar de la mère patrie serbe. Au sud, les quartiers albanais avec des posters d’Adem Jashari, l’un des fondateurs de l’UÇK et héros de l’indépendance, l’alphabet latin et l’euro, la devise officielle de la République du Kosovo. Entre les deux, des blocs de béton sur les ponts qui enjambent la rivière Ibar empêchent toute circulation, sauf pédestre. Dans cet univers clivé, même les cartes SIM des téléphones portables ne sont pas compatibles, témoignage supplémentaire de l’impossibilité de se comprendre. Seule exception, la petite route qui passe dans le minuscule quartier multiethnique et qui est verrouillée dès que les esprits s’échauffent.

Ce vendredi 13 avril, l’atmosphère est électrique. Sur le principal pont de la ville, le colonel Conrad de l’armée suisse qui commande des soldats slovènes ne dissimule pas son inquiétude. Manifestations violentes, émeutes, tirs, tout peut arriver et dégénérer. Les forces de l’OTAN sont prêtes à intervenir. Depuis le ciel, des hélicoptères surveillent tout rassemblement suspect. Le colonel Conrad pointe du doigt un immeuble à 200 mètres de là comme une explication à la tension régnante. A l’exception du quartier mixte où s’opère le changement de plaques de voiture, c’est l’un des trois immeubles où Serbes et Albanais coexistent encore à Mitrovica-Nord. C’est là que, quelques jours plus tôt, une explosion a tué un Albanais.

Pour Pristina, le message est clair: les Serbes veulent chasser les derniers habitants albanais du nord de Mitrovica. Et sont prêts à tout. Les Serbes démentent et avancent d’autres explications: peut-être était-ce la victime qui fabriquait un explosif? Ou un règlement de comptes criminel? En fait, qu’importe ce qui s’est passé. Chacun est convaincu de sa vérité. Chacun sait. L’autre camp est coupable. Devant l’évidence de la foi, que pèsent les faits? Rien, ou si peu.

C’est sur ce terrain mouvant où la vérité est si malléable qu’elle prend toutes les couleurs et toutes les formes que la Suisse a décidé d’investir, convaincue que des vérités antagonistes ne peuvent que rallumer les tensions. Elle a obtenu que le Plan Ahtisaari contienne une disposition qui demande au Kosovo de travailler à «la réconciliation», «d’instituer un mécanisme pour faire face à son passé» et «de prendre des initiatives en matière de justice transitionnelle». Ainsi, le DFAE soutient notamment l’agence de presse indépendante BIRN dont l’approche factuelle tranche avec les médias de propagande et contribue à soutenir financièrement différents projets de «traitement du passé».

L’un des projets les plus étonnants soutenus par le DFAE est celui destiné aux adolescents de 17- 18 ans qui s’apprêtent à passer le bac. Ce jour-là, Bekim Blakaj, directeur du Centre du droit humanitaire au Kosovo, est au collège Ekrem Gabej à Pristina. Il fait écouter à une vingtaine d’élèves kosovars des témoignages de personnes qui ont assisté à des assassinats durant la guerre de 1999. Pour les élèves, c’est l’évidence: toutes les victimes sont kosovares. Ensuite, Bekim Blakaj introduit le doute, les victimes sont-elles vraiment toutes kosovares? Certaines victimes seraient… bosniaques ou roms, risquent les étudiants. Finalement, il s’avérera que certaines des victimes sont serbes. Puis Bekim Blakaj aligne les chiffres: 10 495 Albanais, 2077 Serbes, 186 Roms tués. «Au Kosovo, nous ne parlons que de nos victimes. En Serbie, ils ne parlent que des leurs. Tous les côtés cachent la vérité, aucune réconciliation n’est possible si les faits continuent d’être manipulés», explique-t-il. Enfin, Bekim Blakaj montre sa botte secrète aux étudiants: la base de données du Centre de droit humanitaire. Chaque victime du conflit de 1998 à 2000 y figure, avec sa photo, une courte biographie, comment elle a été tuée, qui l’a tuée, s’il y a eu des poursuites judiciaires, et même une photo de la tombe. Toutes les informations sont corroborées au minimum par deux et parfois jusqu’à dix sources disponibles en un seul clic. C’est sans doute la première fois que tous les morts d’une guerre sont identifiés, quelle que soit leur origine, qu’ils soient civils ou combattants. Ce travail monumental est une arme contre le négationnisme.

Immédiatement, le professeur et les étudiants testent la base de données. Ils donnent des noms de leurs proches tués et aussitôt leur photo et le récit de leur mort apparaît à l’écran. Puis la discussion s’emballe. Un étudiant dit qu’il est envahi «par un sentiment de colère, voire de haine» lorsqu’il entend le récit d’un assassinat. «Est-ce que le retour sur le passé est souhaitable si l’on veut vivre en paix?» interroge-t-il. Une jeune fille demande s’il faut juger les criminels de guerre… En deux heures, les étudiants ont nuancé leur point de vue sur la guerre.

Si des étudiants peuvent être convaincus, il n’en est pas de même pour le reste de la société et peu importe qu’elle soit d’origine serbe ou albanaise. Christopher Rowen, le n° 2 du Bureau des affaires civiles qui a supervisé l’indépendance du Kosovo, ne peut que constater: «Les armes se sont tues, mais il n’y a pas de traité de paix et, sur le fond, rien n’est réglé.» Depuis juillet 2011, Pristina essaie de prendre le contrôle des postes frontières entre le nord de la République et la Serbie, mais les Serbes du Kosovo ont dressé des barricades et contrôlent ce bout de terre au nord de Mitrovica, devenu le lieu de tous les trafics et le symbole d’un Kosovo encore divisé.

Pour tenter de débloquer la situation, la diplomatie suisse soutient discrètement deux processus de dialogue politique, le premier, intra-serbe, car entre Belgrade, les Serbes qui vivent dans le sud du Kosovo et participent aux institutions, et ceux du nord du Kosovo qui les boycottent, les points de vue divergent et constituent un point de blocage supplémentaire pour discuter avec Pristina. Le second dialogue a lieu entre les différents protagonistes, Pristina, Belgrade et Serbes du Kosovo, mais les divergences restent considérables.

Le conflit politique entre Belgrade et Pristina bloque tout processus de reconnaissance des crimes. Nul n’a envie de se mettre en position de faiblesse et de risquer de déclencher des enquêtes judiciaires qui peuvent remonter jusqu’au sommet de la hiérarchie militaire et politique et provoquer des demandes en réparation. Difficile pour Belgrade de revendiquer le Kosovo comme l’une de ses provinces s’il reconnaît sa responsabilité dans les crimes que ses forces ont commis. A l’inverse, il serait difficile pour Pristina d’exiger la reconnaissance de son indépendance par Belgrade si elle admettait sa responsabilité dans la fuite de 200 000 Serbes du Kosovo après que des crimes de revanche se soient produits.

Pour contourner ce jeu d’accusations symétriques et résoudre un problème humanitaire, le CICR, la Suisse, les agences internationales et des ONG avaient misé sur un dossier qui aurait dû réunir les deux parties: le sort des disparus de la guerre de 1998-1999, car familles serbes et albanaises ont un intérêt commun: retrouver les dépouilles des leurs. Mais depuis cinq ans, c’est le blocage absolu avec 1700 dossiers qui restent en suspens. Sheremet Ademi, le coordinateur des familles albanaises de disparus, ne cache pas sa frustration: «Notre tragédie humaine est devenue l’objet d’une confrontation politique entre Belgrade et Pristina dont nous sommes les seules victimes», constate-t-il.

Le mur de méfiance est plus épais que jamais. Et l’élection du nationaliste Nikolic le 20 mai dernier en Serbie n’incite pas à l’optimisme. Pourtant, 1800 ONG des droits de l’homme, de médias, de vétérans, de communautés religieuses, d’organisations de jeunesse ont lancé «Recom», une initiative pour inciter les gouvernements de l’ex-Yougoslavie à établir les faits concernant les crimes de guerre commis entre 1991 et 2001. Pour que l’histoire cesse enfin de repasser les plats.

Le Temps 5 Juillet 2012