Il y a dix ans naissait la Cour pénale internationale (CPI), dont les moyens restent limités. Dans la foulée, la Suisse est devenue la première diplomatie du monde à se spécialiser sur les questions du passé

Ce jour-là, il y avait un vent à décorner des bœufs sur la plage de La Haye. L’imperméable froissé, les cheveux blancs en bataille, un petit homme âgé à l’énergie débordante haranguait la foule. Deux sentiments antagonistes l’habitaient: la joie et la colère. La joie, car la Cour pénale internationale (CPI) venait de naître. Un projet tenu pour utopique pendant des dizaines d’années se matérialisait. Les jurés avaient prêté serment le matin même. La colère, à cause de la politique de l’administration de George W. Bush, qui cherchait à torpiller la toute nouvelle cour. Sous l’impulsion du président américain, le Congrès des Etats-Unis était sur le point d’adopter une loi connue ironiquement sous le nom de «la clause d’invasion de La Haye», car elle autorisait Washington à utiliser la force armée pour libérer des citoyens américains qui seraient jugés par la CPI. Et, avec ironie, ce petit homme énergique disait que lui, tout fier qu’il était d’être Américain, serait le premier à repousser sur cette plage une attaque de son pays.

C’était début juillet 2002, il y a dix ans. Autrement dit, presque un autre monde. L’Amérique menait alors «la guerre contre la terreur» en Afghanistan et dans le monde, les néo-conservateurs avec leur slogan «Les Américains viennent de Mars, et les Européens de Vénus» célébraient la virilité militaire des Etats-Unis, estimaient que les Conventions de Genève étaient «caduques» et se gaussaient de la lascive Europe qui s’obstinait à croire aux chimères du droit. De quoi ulcérer le petit New-Yorkais de 82 ans qui haranguait la foule sur la plage de La Haye. Son nom? Benjamin Ferencz. Chef enquêteur, puis procureur de l’armée américaine à Nuremberg, il s’était rendu dans les camps de concentration nazis à leur libération. Il avait vu le mal que l’homme peut infliger à son prochain. Il avait conduit les procès contre les Einsatzsgruppen, les groupes d’exécution mobiles qui avaient assassiné 2 millions de juifs à l’Est et, depuis, il était devenu l’un des plus ardents défenseurs de la justice pénale internationale. Et, ce jour-là, l’histoire était du côté de Ferencz: soutenus par des centaines d’ONG du Sud comme du Nord, soixante pays d’Europe, d’Amérique latine et d’Afrique avaient ratifié le Statut de Rome de la CPI, déclenchant sa mise en œuvre.

Depuis la première heure, avec la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en 1993, la diplomatie helvétique avait soutenu ce mouvement de lutte contre l’impunité. Avec les premières Conventions de Genève au XIXe siècle, cette approche était quasiment inscrite dans le code génétique de la diplomatie suisse: utiliser le droit pour brider la barbarie. Logique: les grands pays n’ont guère besoin du droit pour se faire respecter, les petits, oui. Cela correspondait aux valeurs, mais aussi à l’image que la Suisse voulait exporter. C’est le «soft power», version helvétique.

A Berne, Peter Maurer, le chef de la Division politique IV – devenu depuis le 1er juillet président du Comité international de la Croix-Rouge –, avait anticipé la création de la CPI… et ses futures limites. A côté de ce tribunal du dernier recours qui ne jugerait qu’une poignée de criminels de guerre, l’urgence était d’investir dans des mécanismes nationaux de réconciliation. Une étude menée par Cherif Bassiouni, qui fut pourtant l’un des architectes de la CPI, a montré que 99% des criminels de guerre n’étaient jamais poursuivis. Bref, la seule réponse judiciaire ne suffisait pas, d’autant que les conflits dans l’après-Guerre froide sont désormais internes et souvent à composante identitaire: ex- Yougoslavie, Tché!tchénie, Rwanda, Burundi… La question du vivre-ensemble pour des populations qui s’étaient déchirées était désormais clé en termes de stabilité régionale et de sécurité internationale. «La pierre angulaire de notre diplomatie a été traditionnellement la politique de paix. Mais, dans le contexte de l’après-Guerre froide, il fallait la redéfinir. Le traitement du passé nous est apparu comme une niche à la fois importante et porteuse, bien que difficile, où la Suisse pourrait se spécialiser», se souvient Peter Maurer. Le nouveau secrétaire d’Etat au DFAE, Yves Rossier, confirme au Temps sa volonté de développer le travail entrepris ces dernières années: «C’est une approche à la fois importante, novatrice et intelligente pour accompagner des sociétés à sortir de la violence.»

L’idée tenait de la vulgate psychanalytique: travailler le passé pour ne pas le répéter. Elle était aussi synchrone avec l’esprit des années 1990, où l’exemple de la transition pacifique en Afrique du Sud avait frappé les esprits dans le monde entier. En poste à Pretoria, Peter Maurer avait été témoin de la fameuse Commission vérité et réconciliation, où les victimes et leurs tortionnaires se retrouvaient dans un saisissant face-à-face pour que la vérité sur les exactions fût dite et qu’une nouvelle nation émerge de cet exercice symbolique de catharsis nationale.

Avantage supplémentaire: déjà positionné sur les questions de droit international humanitaire et de médiation, «le traitement du passé» complétait la cohérence d’action du DFAE. D’entrepreneur judiciaire, la Suisse devenait entrepreneur mémoriel. Le «soft power» helvétique se dotait d’une nouvelle dimension liée à la reconstruction des sociétés qui s’extraient de conflits. Au début des années 2000, la Suisse est la première diplomatie au monde à se spécialiser sur les questions du passé. Mais, pour agir, il fallait à la Suisse une légitimité, du personnel expert et une méthode. Elle allait les trouver.

En fait, bien malgré elle, à la fin des années 1990, la Suisse venait d’acquérir une légitimité pour parler du passé: forcée par les pressions américaines liées à l’affaire des fonds en déshérence, elle s’était dotée d’une commission d’historiens qui avait fait la lumière sur le passé noir de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale. Après lui en avoir coûté, les 1200 pages du rapport Bergier la servaient: personne ne pourrait lui reprocher de donner d’arrogantes leçons de moralité, alors qu’elle venait de se plier elle-même à ce douloureux exercice d’introspection.

Peter Maurer fait alors appel à Mô Bleeker. Anthropologue de formation, elle a travaillé dans l’humanitaire, le développement et les droits de l’homme dans des pays marqués par la guerre en Amérique latine et en Afrique. Son expérience du terrain est précieuse: elle connaît les besoins des populations locales prises entre les feux des guérillas et de l’armée, connaît les maux du mal- développement, la corruption des élites, est sensible à l’énergie des sociétés civiles et comprend le besoin de légitimité des gouvernements issus de ces conflits.

Reste à trouver la méthode pour participer à la difficile reconstruction du tissu social. Ce seront «les principes Joinet», du nom du rapporteur spécial de l’ONU sur les questions de l’impunité. «L’idée est simple, explique Mô Bleeker, il s’agit de refuser le choix binaire: prison ou impunité pour les auteurs de violations des droits de l’homme, car beaucoup de ces sociétés sont trop faibles pour emprisonner des gens qui détiennent encore du pouvoir, même s’ils ont commis des crimes. Quant à l’impunité, elle est non seulement moralement inacceptable, mais elle est aussi politiquement dangereuse, car l’absence de l’Etat de droit limite les chances de développement économique et peut contribuer à la reprise des conflits.» Outre la justice pénale, avec les principes Joinet, l’accent est mis sur les Commissions vérité, les programmes de réparation et les garanties de non-répétition des violations, en réformant les appareils répressifs et en renforçant l’Etat de droit.

C’est ainsi que la diplomatie suisse s’est engagée dans le domaine multilatéral et bilatéral. Proche par ses valeurs de l’Union européenne sans en être membre et sans passé colonial, elle joue cependant sa différence. Et s’allie systématiquement avec des pays d’Amérique latine et d’Afrique au Conseil des droits de l’homme, pour prévenir tout risque d’affrontement Nord-Sud. En 2007, avec d’autres pays, elle introduit la première résolution sur la justice transitionnelle. En 2010, à la conférence de révision de la Cour pénale internationale à Kampala, la Suisse avec l’Argentine et le Brésil – «comme ABS, le système antiblocage», note un diplomate – jouent un rôle clé dans les négociations qui conduisent à la définition du crime d’agression. C’est symboliquement important, même si cela ne concerne pas la grande majorité des conflits, qui sont internes: jamais jusqu’ici les Etats n’avaient réussi à s’entendre sur ce crime jugé «trop politique». En 2011, elle lance une résolution pour créer la fonction de rapporteur de l’ONU sur les questions de «vérité, justice, réparation et de garantie de non-répétition». Mais elle échoue en mai dernier à limiter le droit de veto des grandes puissances au Conseil de sécurité lorsque des crimes internationaux sont commis.

Sur le front bilatéral (lire ci-dessous), la diplomatie suisse investit sur les questions de traitement du passé dans des sociétés où la transition est chaotique, la violence parfois encore présente, et la stabilité un objectif à long terme. Un investissement qui requiert à la fois des liens étroits avec la société civile et les autorités, permettant de forger la confiance et de dégager des espaces de dialogue. Avec des moyens limités, la diplomatie a aussi identifié une niche, dont les enjeux sont politiquement ultra-sensibles: la protection des archives. Car qui contrôle les archives peut construire la mémoire d’un pays, voire détenir des preuves pour accuser les auteurs des massacres. Ainsi, les

80 millions de documents de la police guatémaltèque sont numérisés, et une copie de sécurité a été accueillie à Berne pour les protéger de groupes qui auraient intérêt à les voir partir en fumée.

Avec la promotion des droits de l’homme, la médiation et le traitement du passé, le «soft power» version helvétique a désormais son triptyque dans la construction de la paix, qui lui permet d’incarner une Suisse solidaire et ouverte, contrebalançant l’image de «coffre-fort» des nantis de la planète.

LeTemps.ch 07.09.12 15:35

Par Pierre Hazan