PAR PIERRE HAZAN*
Le procès de l’ex-dictateur tchadien s’ouvre ce lundi au Sénégal. Pierre Hazan raconte comment il a pénétré, avec un représentant de Human Rights Watch, dans le QJ de l’ex-police politique et découvert un trésor de documents
Cela devait être une journée comme une autre: la chaleur sèche dépasserait peut-être les 40 degrés sur la capitale tchadienne, N’Djamena, laquelle serait tirée de temps à autre de son assoupissement par une voiture qui roulerait sur des pistes en terre battue balayées par les sables du désert. Bref, je ne m’attendais à rien qui sorte de l’ordinaire: je tournerais quelques images destinées à un reportage pour l’émission Temps Présent et pour Arte sur la quête insensée de justice menée par des victimes de l’ex-dictateur tchadien, Hissène Habré, dans un pays qui n’avait guère goûté jusque-là à l’Etat de droit et à la démocratie. Une commission d’enquête tchadienne avait estimé qu’entre 1982 et 1990, quelque 40 000 personnes avaient été tuées par le régime Habré. Rien, mais vraiment rien, ne présageait ce qui allait se passer ce jour-là.

La veille, j’avais rencontré Souleymane Guengueng. Dans sa maison rudimentaire, faite d’un mélange de pisé et de ciment, ce rescapé des prisons de la mort aux lunettes épaisses m’avait montré les 792 témoignages recueillis sur des feuilles de papier jaune, où, de son écriture appliquée, il avait consigné les récits de torture de ces frères de captivité et agrafé la photo noir-blanc de chacun d’eux. Souleymane connaissait les risques qu’il encourait: le dictateur avait été renversé par l’actuel président, Idriss Déby, mais les hommes de l’impitoyable police politique, la Direction de la documentation et de la sûreté, la DDS, étaient restés en poste et devenaient féroces s’ils se sentaient menacés.

Durant ces jours, j’accompagnais Reed Brody, un tenace avocat de Human Rights Watch (HRW). Il s’était lancé dans la traque d’Hissène Habré depuis le jour où les copies des 792 feuilles jaunes de Souleymane étaient arrivées sur son bureau de l’Empire State Building à New York.

Pour le reportage de Temps Présent, j’avais demandé à avoir accès à la «Piscine». La Piscine? Elle ne le fut vraiment qu’à l’époque coloniale: un lieu de villégiature afin que les officiers français puissent se détendre après des missions dans le désert inhospitalier. Hissène Habré avait transformé la Piscine en centre de torture, là même où Souleymane avait perdu provisoirement la vue et presque la vie. De la maison qui jouxtait les cellules, Habré avait fait le quartier général de la DDS. Depuis des années, la Piscine était devenue un lieu fermé aux regards et gardée par les soldats d’une unité d’élite, des combattants de la tribu des Zagawas. A ma surprise, j’avais obtenu l’autorisation d’accès. Il est vrai que le président de l’Association des victimes de Hissène Habré tenait beaucoup au film, pensant qu’il pouvait faire avancer la cause de la justice. Fait non négligeable que j’ignorais alors, il était aussi le cousin du président Déby.

Ce matin-là, Reed Brody, son assistant Olivier Bercault et moi pénétrons dans l’ex-quartier général de la DDS. Aussitôt, c’est le choc. Nous nous trouvons face à un désordre indescriptible. Des milliers de feuilles sont dispersées dans toutes les pièces. Nous sommes obligés de marcher dessus pour avancer. Nous en avons pratiquement jusqu’au mollet.

Au hasard, nous nous baissons pour en ramasser une et nous tombons des nues: c’est une lettre de remerciement adressée par la direction de la DDS à la CIA pour un stage de formation d’agents de la répression. Durant la guerre froide, Washington et Paris avaient armé et soutenu Habré pour contenir le bouillant révolutionnaire libyen, le colonel Kadhafi, qui cherchait à envahir le nord du Tchad. Pour les Occidentaux, selon la formule cynique de la guerre froide, Hissène Habré «was a son of a bitch, but he was our son of a bitch». Nous comprenons surtout que, sous nos pieds, nous venons de trouver les archives de la DDS. Nous venons de mettre la main sur les archives de la terreur.

Avant de rejoindre HRW, Reed Brody avait été substitut du procureur de New York, puis il s’était rendu au Nicaragua, où il avait dénoncé à la une du New York Times, en 1984, le soutien de l’administration Reagan aux Contras qui commettaient de terribles exactions, incitant le Congrès à suspendre l’aide américaine. Ce jour-là, à N’Djamena, il comprend immédiatement que sous ses semelles se tient «son Eldorado».

Il possède désormais les pièces maîtresses pour bâtir l’acte d’accusation contre Hissène Habré. Le dépouillement minutieux des archives le montrera: comptes rendus d’interrogatoires, noms des victimes jour après jour, correspondances avec les services secrets «amis», chaînes de commandement, tout y est, y compris des lettres d’Amnesty International demandant – en vain – la libération de détenus. Comment se fait-il que nous ayons obtenu l’accès? Jamais nous ne le saurons. Volonté du régime de faire un geste? Ou plutôt oubli de ce que la Piscine pouvait contenir comme documents, comme le pensent la plupart de nos contacts tchadiens?

C’est un moment d’ivresse pour les victimes, qui croient toucher au but. Souleymane Guengueng s’exclame: «Moi qui n’étais rien, pas même un petit oiseau sur une branche, voilà qu’aujourd’hui, c’est moi et les autres victimes qui allons obtenir justice et le grand Habré qui devra s’expliquer de ses crimes devant ses juges.» Nous sommes en 2001 avant le fatidique 11 septembre. Nous vivons un autre temps: les ONG nagent encore dans l’euphorie des droits de l’homme qui battent en brèche les murs de la raison d’Etat et de la souveraineté nationale. Pour la première fois en 1999, un chef d’Etat en exercice – Slobodan Milosevic – a été arrêté et jugé par une Cour internationale pour des crimes contre l’humanité. La Cour pénale internationale est alors sur le point de voir le jour. Et Reed Brody, encore tourneboulé par l’arrestation, en octobre 1998, de l’ex-dictateur chilien aux lunettes noires, Augusto Pinochet, à Londres, voit le profit qu’il peut tirer de la montée en puissance du droit.

Si un juge espagnol peut faire arrêter à Londres un dictateur latino-américain à la retraite pour des crimes qu’il a commis dans son pays à des milliers de kilomètres de la verte Angleterre, pourquoi lui ne pourrait-il pas poursuivre Hissène Habré – qu’il surnomme désormais «le Pinochet africain» – devant des tribunaux africains ou européens? Et il détient l’atout maître: les archives de la DDS qui montrent qu’Hissène Habré était aux commandes de l’appareil de répression.

Commence alors une folle traque faite de mille rebondissements, qui s’étendra sur trois continents, de N’Djamena à Genève, de New York à Dakar, en passant par Bruxelles, Paris, Addis-Abeba, La Haye. Cette traque mobilisera le parlement de l’Union européenne et l’Union africaine, les Nations unies, la Cour internationale de justice ainsi que des tribunaux au Tchad, au Sénégal et en Belgique, et une myriade d’organisations non gouvernementales tchadiennes, sénégalaises, sans compter la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), et naturellement HRW. L’archevêque sud-africain Desmond Tutu dira: «C’est le plus grand feuilleton politico-judiciaire qui ait jamais existé.»

Pourtant, durant toutes ces années, rien n’est gagné car Hissène Habré, lui aussi, est d’une formidable ténacité. Il garderait chez lui, dit la rumeur, une cible au centre de laquelle se trouve la photo… de Reed Brody. Et il ne manque pas une occasion de dénoncer une «justice sélective».

Renversé en 1990 par son ancien commandant en chef de l’armée, Idriss Déby, Hissène Habré avait réussi alors à fuir et à se ménager une vie confortable au Sénégal, en emportant le trésor national tchadien! Pour se mettre à l’abri, il avait largement distribué ses deniers pour acquérir le soutien d’une puissante confrérie de marabouts, et sans nul doute de quelques puissants hommes politiques. Il soigne sa popularité, en subventionnant un club de football, le FC Ouakam de Dakar, et prend pour troisième épouse une Sénégalaise, dont il aura un enfant.

Etonnante trajectoire pour ce fils élevé par les bergers nomades du désert du Djourab, dans le nord du Tchad: Hissène Habré fut successivement un brillant étudiant à Sciences Po Paris, avant de devenir guérillero, n’hésitant pas à kidnapper une anthropologue française et à assassiner un militaire dépêché par Paris pour obtenir sa libération, avant de se retrouver au pouvoir, soutenu par les Occidentaux. Dans sa dernière réincarnation d’exilé à Dakar, le voilà en boubou blanc se rendant à la mosquée chaque vendredi, projetant ainsi l’image d’un homme humble et pieux. Habile, il tisse des liens avec des amis haut placés, dont le même avocat que le président sénégalais Abdoulaye Wade, lequel jamais ne le «lâchera».

Mais les années passent et la traque contre lui ne se relâche pas. Le Sénégal ne veut pas le juger? Les victimes passent par la justice belge qui, en 2005, accuse le fugitif de «crime contre l’humanité». En 2009, la Belgique attaque le Sénégal devant la Cour internationale de justice (CIJ), puisque toutes les demandes d’extradition de Hissène Habré restent sans résultat.

Différents organes des Nations unies et le Parlement européen tentent aussi de faire fléchir le président sénégalais Wade. L’Union africaine demande au Sénégal de juger Habré «au nom de l’Afrique» ou de l’expédier à Bruxelles pour qu’il soit déféré devant des juges, mais rien n’y fait. Finalement, c’est la défaite politique aux élections de 2012 qui éloigne Wade du pouvoir.

La roue tourne. Le verdict sans ambiguïté de la CIJ tombe: obligation est faite au Sénégal de juger l’ex-président tchadien «sans délai», à défaut de le remettre à la justice belge. Le nouveau président du Sénégal, Macky Sall, annonce que Habré sera jugé à Dakar par une nouvelle Cour: les Chambres africaines extraordinaires. Et Macky Sall de nommer ministre de la justice Sidiki Kaba.

Mauvaise pioche pour Habré. Sidiki Kaba est l’ex-président de la FIDH, connu pour sa détermination à lutter contre l’impunité et actuellement président des Etats-parties à la CPI, de surcroît! Le dernier obstacle politique est désormais levé. Quelques victimes achètent au Sénégal un buffle blanc et le sacrifient pour que les dieux leur restent favorables.

Vingt-cinq ans après le début de la traque, le feuilleton politico-judiciaire touche à son épilogue à Dakar. Souleymane Guengueng et ses amis ont finalement gagné: Hissène Habré comparaîtra finalement devant des juges. Son procès s’ouvre ce lundi à Dakar. Que dira-t-il de ses liens militaires jadis si étroits avec Paris et Washington? Quid aussi de l’attitude ambiguë du gouvernement tchadien, qui officiellement soutient le procès, mais redoute que le nom de l’actuel chef de l’Etat apparaisse en lien avec la répression de «Septembre noir» qui se déroula dans le sud du pays en 1984, alors qu’Idriss Déby était commandant en chef de l’armée? Subsiste encore une interrogation clé: le premier procès en compétence universelle d’un ex-dictateur inaugure-t-il une nouvelle ère en Afrique ou restera-t-il une exception?

* Chef de projet de Justiceinfo.net, professeur associé à l’Université de Neuchâtel. Il est l’auteur du film «Chasseur de dictateurs», accessible sur http://pierrehazan.com/medias/videos/