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Paris le 15 novembre – Kenzo Tribouillard/AFP

Pierre Hazan, 16 novembre 2015

Bien entendu, il y a d’abord la compassion pour les victimes et leurs proches. Et naturellement, la solidarité. Après l’effet de sidération né du carnage, il y a aussi le temps des émotions : la colère, la soif de vengeance, la tentation de réduire les assaillants à des barbares ou à des voyous criminels, comme si on voulait leur refuser d’être aussi portés par une idéologie. Ce drame nous oblige à les situer, mais aussi à nous définir : quelles sont les valeurs qui nous constituent ? A juste titre, comme le disait Albert Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Combattre Daech implique d’abord de connaître celui qui a choisi de prendre l’occident comme ennemi, mais aussi de déterminer notre position face à un effroyable conflit, où l’unique dénominateur entre le régime de Bachar el Assad et Daech est leur commune capacité à infliger la mort à leurs concitoyens.

Qu’on le veuille ou non, Daech offre une identité de substitution et un idéal de pureté – certes, totalement perverti – à des jeunes désorientés. Travaillés par la culture de mort de Daech, ces jeunes croient par leur crime sacrificiel laver les souffrances des musulmans, de la Tchétchénie à Gaza, de l’Afghanistan à la Syrie. Des jeunes, presque toujours issus de sociétés jadis colonisées, qui n’ont pas su trouver leur place dans une Europe qui doute d’elle-même et qui n’a jamais pris la mesure des crimes coloniaux. Dire cela ne justifie en aucune manière les attentats de Paris. Mais cela souligne simplement la nécessité de soutenir aujourd’hui davantage encore les politiques de déradicalisation de ces jeunes ; politiques qui doivent nécessairement prendre en compte leur désarroi social et identitaire.

Les attentats de Paris nous obligent aussi à nous situer: les gouvernements occidentaux engagés militairement en Irak et en Syrie ont fait croire à leurs populations que la guerre pouvait être indolore. S’appuyant sur leur aviation, ils ont fait la guerre du ciel, comme si la guerre pouvait être à la fois chirurgicalement propre et faire zéro mort du côté de l’OTAN. C’était pure illusion, car la guerre est toujours sale. Et elle peut se moquer des frontières dans un conflit aux portes de l’Europe qui a déjà provoqué la mort de 250.000 personnes et mis sur les routes de l’exil intérieur et extérieur plus d’une dizaine de millions de Syriens.

Ce qui nous amène au principal défi que nous affrontons. Le piège que nous tend Daech, c’est la dissolution du lien social : que les communautés se replient sur elles-mêmes et s’affrontent, que les musulmans soient stigmatisés, que la mobilisation née de l’état d’urgence finisse par réduire les libertés fondamentales, que le multiculturalisme s’effrite progressivement et que l’autre devienne forcément, par essence, suspect parce que différent. A juste raison, sur les ondes d’une télévision française, l’écrivain et réalisateur Raphaël Glucksman a pointé du doigt le danger qui nous menace : que nous finissions nous-même le travail commencé par Daech. Là est effectivement le piège : celui de la guerre civile. De l’ex-Yougoslavie à l’Ukraine, ces vingt dernières années, nous avons appris qu’en Europe aussi, la paix reste fragile et que nul ne peut se croire à l’abri.

La tentation est grande pour les hommes politiques de fermer les frontières. Dans le moment présent, comment ne pas le comprendre ? Comment ne pas comprendre aussi que l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés fassent peur, eux qui fuient l’Irak et la Syrie, et qui sont pourtant, eux aussi, les victimes de Daech, du régime syrien et d’autres groupes armés ? Là, est pourtant le défi, celui de rester une société ouverte et tolérante. Nous savons que la réponse aux attentats sera sécuritaire avec l’application rigoureuse de la loi – et elle doit l’être – mais cela reste bien insuffisant. Elle doit être aussi politique et culturelle. La nécessité impose aussi de repenser les alliances nouées par les gouvernements occidentaux. Dans quelle mesure, l’Arabie Saoudite formidablement armée par les industries occidentales pour le bonheur de nos balances commerciales, ne porte-t-elle pas une part de responsabilité dans la montée de l’extrémisme sunnite ?

La réponse aux cinquante millions de morts de la Deuxième Guerre mondiale a été le développement, dans nos sociétés, de l’état de droit ainsi que la construction de l’Union européenne. Aujourd’hui, la réponse doit rester la même : protéger les liberté fondamentales, maintenir l’état de droit et construire l’Europe. Pour ne pas devenir les fossoyeurs de notre propre destin, comme le souhaite Daech.