Pierre Hazan, expert des questions de justice internationale, s’interroge sur l’utilité de ces textes. Erigés en nouvelle religion séculière, ils n’ont cependant pas les moyens de répondre aux attentes

Ce 10 décembre, les Nations unies célèbrent le 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). Le paradoxe de la situation est évident : jamais la rhétorique des droits de l’homme n’a été aussi présente et pourtant rarement la réalité internationale n’a été si sombre. Après les crimes du Darfour, des massacres viennent de se produire au Congo, où quatre millions de personnes ont déjà péri des conséquences directes et indirectes des conflits ces dernières années.

Traduite en plus de 300 langues, la Déclaration universelle des droits de l’homme est l’un des textes qui a le plus marqué la deuxième moitié du XXe siècle. Nombre de constitutions nationales ont repris des dispositions contenues dans la DUDH, d’innombrables jugements de tribunaux nationaux et internationaux s’en sont inspirés, et d’innombrables groupes se sont appuyés sur elle pour faire valoir leurs revendications. Ce retentissement des 30 articles de la Déclaration universelle s’explique par l’extraordinaire mobilisation que ce texte a suscité auprès des populations et des ONG depuis son adoption en 1948. Bien que dépourvue de toute capacité de contrainte, la Déclaration universelle a donc été bien davantage qu’une « lettre adressée au Père Noël », comme l’avait affirmé de manière cinglante Jeanne Kirkpatrick, une praticienne américaine de la realpolitik. La Déclaration universelle a permis de faire émerger dans la conscience collective que tout être humain détient des droits inaliénables. Pour reprendre la formule de Hannah Arendt, même les « sans-droits ont des droits ».

Mais ces attentes et cette mobilisation populaires ont aussi produit des effets pervers : les droits de l’homme sont devenus le nouvel idiome des gouvernements pour justifier leurs positions et leurs actions en matière de politique étrangère. Cette instrumentalisation a pris moult formes. L’exemple paradigmatique – mais loin d’être isolé – fut celui de l’administration Bush qui a justifié les moyens parfois indignes de la lutte antiterroriste au nom de la défense et la promotion de la démocratie et des droits de l’homme.

Cette instrumentalisation a été d’autant plus facile à effectuer que les gouvernements utilisent les droits de l’homme à géométrie variable, privilégiant certains au détriment d’autres, selon leurs intérêts du moment et leur idéologie. C’est ce qui explique à la fois le succès et l’ambiguïté des droits de l’homme, chacun y trouvant de quoi conforter ses positions. Durant la Guerre froide, les Occidentaux ont mis en avant les droits politiques et civiques, alors que les pays du bloc communiste (qui s’étaient abstenus lors de l’adoption de la DUDH en 1948) privilégiaient les droits économiques, sociaux et culturels.

Dans l’immédiat après-Guerre froide, les pays asiatiques ont souligné la nécessité de reconnaître « les valeurs » qui leur étaient propres dans leur appréhension des droits de l’homme, et dénonçaient la lecture dominante marquée selon eux du seul sceau culturel occidental. Reprenant en partie cette critique dans le prolongement de la controverse déclenchée par la publication des caricatures de Mahommet, les pays de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) veulent étendre aujourd’hui la définition de l’incitation à la haine raciale et religieuse, modifiant du coup les limites à la liberté d’expression. Ce sera l’un des grands enjeux de la Conférence d’examen de Durban qui se tiendra en avril prochain à Genève.

C’est dire que derrière les célébrations et l’unanimité de façade sur les droits de l’homme, la réalité est bien plus complexe. Interprétés selon leur prisme idéologique et leur intérêt national, instrumentalisés par les gouvernements, soumis aux jeux des alliances circonstancielles aux Nations unies, mais invoqués comme une nouvelle religion séculière, les droits de l’homme ont été investis d’une charge qui excède de très loin leur capacité d’influence.

Reste qu’en dépit de leur instrumentalisation et de la démagogie de beaucoup d’hommes politiques qui brandissent les droits de l’homme pour les oublier dans la gestion des affaires courantes, ceux-ci constituent un ensemble de principes qui ne pourront jamais être totalement récupérés tant que les populations continueront à exiger le respect de ces principes. Dès lors, faut-il voir un signe de dépit – ou au contraire d’espoir – dans le prochain voyage de la navette spatial Endeavor, qui emportera dans l’espace un exemplaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme ?

Pierre Hazan

Le Temps et le Courrier International, 3 décembre 2008