Protestinfo, février 2011-02-17

En 2009, la Guadeloupe a connu 44 jours de grève. Dans cette ancienne colonie devenue département français d’outre-mer, le climat social et racial reste lourd. Chômage de masse des jeunes, inégalités et frustrations de la population s’additionnent au ressentiment né du passé esclavagiste de l’île. Tout cela crée un terreau favorable à de futures violences. En Martinique voisine, un leader syndicaliste a appelé les « békés » – descendants des propriétaires d’esclaves et souvent patrons -, « profiteurs et voleurs » à quitter l’île.

Devant la montée des tensions en Guadeloupe, l’association Agape, sous la conduite du pasteur Girondin a organisé à la fin janvier 2011 dix jours de manifestations intellectuelles, culturelles et artistiques autour du thème de « la justice, la paix et la réconciliation ; une contribution protestante à une concorde sociale». Avec une conviction que martela en son temps Martin Luther King : « Si nous n’apprenons pas vivre ensemble, nous mourrons tous comme des imbéciles ».

Durant ces jours, il y eut des rencontres publiques, une pièce de théâtre, un concert et une manifestation en faveur de « la réconciliation » dans les rues de Port-au-Prince. Ce furent des journées riches d’échanges, d’émotions et de paroles, mais aussi lourdes des défis sociaux que doit relever l’île antillaise. Le pasteur Girondin avait invité à ces manifestations des spécialistes de Martin Luther King et de son combat non-violent, dont le pasteur lausannois Serge Molla, Frédéric de Coninck, Neil Blaugh et Curtiss Paul Deyoung. Pour ma part, devant la force des interventions dans le public, j’ai abandonné l’intervention prévue et décidé de réagir à ce que j’entendais. En voici le texte :

J’ai été très touché par ce que j’ai entendu depuis que je suis arrivé en Guadeloupe. A tel point que j’ai renoncé à prononcer le texte que j’avais prévu pour aborder les questions soulevées dans le public. Comment fait-on pour passer d’une société qui fut esclavagiste à une société post-raciale ? Comment fait-on lorsque les injustices d’hier conditionnent les inégalités présentes ? J’ai entendu ces jours les frustrations actuelles et le besoin de reconnaissance face aux crimes de jadis. Cela me rappela les propos de Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU, lors de la conférence contre le racisme qui se tint dans la ville sud-africaine de Durban en 2001, lorsqu’il évoqua l’héritage de l’esclavage : « Par l’intermédiaire de leurs descendants, les morts réclament que justice soit faite, la douleur et la colère sont encore là ! »

En 1948, dans la préface qu’il écrivit au texte de Victor Scholcher « Esclavage et colonisation », Aimé Césaire notait que « l’occident est coupable non seulement du passé, mais de son regard sur le passé ». Il est vrai que les gouvernements occidentaux n’ont jusqu’à ce jour pas pris la pleine mesure de ce que fut la traite des esclaves. Et lorsqu’ils la reconnaissent, c’est aussitôt pour ajouter que les responsabilités furent partagées entre les chefs africains qui capturèrent et vendirent les esclaves, les marchands arabes qui participèrent à ce commerce et les puissances occidentales. L’argument n’est pas infondé, même si ce tragique trafic d’êtres humains suivi de l’exploitation de ces millions de malheureux et de leurs descendants bénéficièrent bien davantage aux sociétés occidentales qu’à certains chefs africains.

Mais revenons à Kofi Annan. Il constata, lors de son intervention de Durban, la difficulté à identifier les responsabilités si longtemps après l’abolition de l’esclavage: « Le passage des générations a brouillé les responsabilités dans l’exploitation et dans l’extermination des peuples autochtones par des puissances coloniales et dans l’utilisation de millions d’êtres humains comme marchandises ». Puis, Kofi Annan lança un double appel. Aux Africains il  demanda de « ne pas rechercher nécessairement dans les crimes passés, l’origine des inégalités présentes ». Mais aussitôt, il rappela aux ex-puissances esclavagistes que « le mal-développement résulte en grande partie d’injustices terribles commises dans le passé et que l’homme ne vit pas que du pain ». Ce que le Secrétaire général de l’ONU cherchait à faire, c’était de demander aux anciennes puissances colonisatrices d’assumer les pages sombres de leur histoire et d’offrir de leur plein gré une reconnaissance qui soit aussi matérielle. La conférence de Durban échoua, mais elle mis le doigt sur le choc des mémoires.

  • Que faire en effet pour s’extraire de cette situation, lorsque la lecture du passé oppose les sociétés qui portent en elle la douleur de l’esclavage et d’autres qui en profitèrent et affichent aujourd’hui leur exaspération devant toute idée de « repentance » ?
  • Que faire lorsque le président Sarkozy à l’occasion du discours de Dakar affirma que « l’homme noir n’est pas encore entré dans l’histoire », alors que la présence de millions de descendants d’esclaves dans les Antilles et dans les Amériques témoignent du fait que « l’homme noir » fut précipité dans l’histoire européenne et américaine de la pire manière ?
  • Que faire encore lorsque ses ancêtres ont fait l’expérience de la trahison des chefs africains et que l’on est soi-même le produit du sang mêlé des esclaves et du maître ?

L’archevêque sud-africain, Desmond Tutu souligna il n’y a pas si longtemps que « nous possédons des instruments traditionnels ou nouveaux, des instruments juridiques ou extra-juridiques, pour faire émerger la vérité et avancer vers la voie de la justice et de la réconciliation. Mais ici, en Guadeloupe, quel instrument est-il le mieux adapté à ce but ? Car chaque société est différente et doit élaborer ses propres méthodes. La réponse de l’Afrique du Sud ne fut ni celle de l’ex-Yougoslavie, et pas davantage celle de l’Argentine, du Liban ou de la Sierra Leone. C’est à vous, Guadeloupéens, de décider ce qui est la solution la mieux adaptée à votre situation.

Pour ma part, poser la question de la construction d’une société post-raciale revient déjà à faire le premier pas. C’est montrer qu’il existe une attente et que cette attente doit être satisfaite pour pacifier la société. C’est faire surgir une parole qui ne pourra plus être niée. C’est, autrement dit, lancer une dynamique sociale dont les effets sont encore imprévisibles, mais porteurs d’espoir.

Ne croyons pas pour autant que chacun doit avoir le même avis. Dans nul endroit du globe, les victimes, ou leurs descendants, ne sont un groupe monolithique et cela est bien ainsi. Laissez-moi vous donner un exemple qui ne s’applique pas à la Guadeloupe, mais qui montre que les victimes peuvent avoir des positions diamétralement opposées, bien que légitimes. Dans les années cinquante, la question qui divisa le plus profondément la société israélienne fut la question des réparations avec l’Allemagne fédérale. Une partie des rescapés des camps rejetèrent toute idée de réparation, jugeant qu’il y avait eu de « l’irréparable », de « l’impardonnable » et que l’on ne devait pas accepter « l’argent du sang ». D’autres, au contraire, estimèrent que pour alléger les difficultés du quotidien, il n’y avait nulle honte à recevoir quelque argent d’un gouvernement qui succéda au llle Reich.

Le virulent débat que connut Israël sur les réparations, comme celui qui eut lieu en Afrique du Sud sur les mérites ou les défauts de la Commission Vérité et Réconciliation, eurent une indéniable qualité : celle de faire dialoguer une société. De faire émerger des voix qui s’exprimaient non seulement sur le passé, mais à travers l’évocation du passé, discutaient des valeurs et des normes présentes. Cette vérité dialogique est capitale, car elle est le signe d’une société qui prend son destin en main, où les choix sont désormais librement discutés, mis en cause et négociés. C’est une société qui avance, permettant de dépasser des identités closes accoucheuses de violence et de rejet de l’autre.

Je fais confiance aux Guadeloupéens de trouver le bon forum, la bonne voie pour élaborer une mémoire inclusive et que celle-ci soit reconnue à sa juste place. Car le passé peut être un fardeau qui écrase. Il peut être aussi un socle qui aide à grandir. Une chose est cependant sûre : lorsqu’il s’agit d’événements traumatiques, le passé ne passe jamais. La question est dès lors, comment faire pour mieux vivre avec lui, que cela soit avec les autres ou avec soi-même.

Pierre Hazan

Pierre Hazan est maître de conférences à SciencesPo Paris. Il est l’auteur notamment de Juger la guerre, juger l’histoire, du bon usage des commissions vérité et de la justice internationale, PUF, 2007, et de La paix contre la justice ?, AVE/GRIP, 2010.