Il faudrait que M. Kostunica lise le livre que Pierre Hazan consacre au Tribunal international de La Haye sur l’ex-Yougoslavie (TPI). Le nouveau président yougoslave y trouverait de quoi nuancer l’idée qu’il se fait de ce tribunal, qu’il tient pour un simple “jouet dans la main du président américain”. L’histoire que raconte Pierre Hazan est précisément celle d’une institution qui, au fil des ans, est parvenue échapper dans une large mesure à ceux qui l’ont créée,à leurs arrière-pensées initiales et à leurs manipulations.

C’est d’abord l’histoire d’un tribunal mal né, conçu en 1992, au plus fort des massacres en Bosnie et au moment où le refus des gouvernements occidentaux d’aller y mettre un terme militairement devint insoutenable face à la pression des médias et l’indignation publique. On n’arrète pas les guerres ethniques avec un tribunal, mais le TPI allait servir d’alibi moral ces gouvernements acculés. Les confidences que l’auteur a recueillies auprès de Roland Dumas, ancien ministre français des affaires étrangères, sont cet égard un étonnant aveu de cynisme:

“Puisque nous ne voulions pas intervenir militairement en Bosnie, je ne voulais pas que nous apparaissions comme les complices de crimes qui étaient encore en train d’être commis”, déclare notamment M. Dumas. “Mitterrand était hostile à cette dimension judiciaire qui compliquait la tâche des négociateurs, mais il a laissé faire”, dit-il encore.

Il faut lire ce récit des origines pour comprendre la persistance de cette hostilité dans les milieux français et autres où l’on considère toujours aujourd’hui que la justice ne peut qu’être une entrave à la diplomatie et aux processus de paix et que les grandes puissances ont fait une grave erreur en créant des tribunaux internationaux…

Une naissance peu glorieuse. Pire qu’un défaussement, ce fut, dit Pierre Hazan, “une imposture”, consistant à “utiliser la morale et le droit pour camoufler une politique de renoncement”. Passons sur les différents épisodes de cette imposture, parmi lesquels la négociation de Dayton fin 1995, où Milosevic est promu au rang d’homme de paix par les Occidentaux. En n’instruisant pas plus tôt le cas Milosevic, le TPI a-t-il démontré qu’il était á la solde des grandes puissances, lesquelles entendaient épargner les chefs avec qui elles traitaient ?

Aucune complaisance pour son sujet

Non, car l’aventure de La Haye ne s’arrête pas là. La suite, c’est la révolte qui allait sourdre de l’intérieur même du TPI, la fronde des juges; c’est le franc-parler militant du premier président du TPI, l’Italien Antonio Cassese; c’est le remplacement du Sud-Africain Richard Goldstone par un procureur moins soucieux des bonnes manières envers les gouvernants: la Canadienne Louise Arbour, qui va tancer les Occidentaux sans complexe; la suite, ce sera l’inculpation de l’instigateur suprême des crimes commis dans l’ex-Yougoslavie, par laquelle le TPI fait acte d’indépendance mais complique la tâche de la diplomatie occidentale et du futur successeur de Milosevic. La suite, c’est enfin et surtout le fait que cette institution a déclenché dans l’opinion occidentale un réel engouement pour la lutte contre l’impunité.

Pierre Hazan est sans complaisance. Il relève notamment la désinvolture avec laquelle le TPI a écarté les plaintes qu’il a reçues contre l’OTAN pour certains des bombardements en Serbie.Mais, malgré ses imperfections, ce tribunal est devenu une espace de relais de ce qu’avait été dans les consciences celui de Nuremberg. Le récit de “cette dialectique sans précédent qui se nouait entre la justice et la guerre, la morale et le politique” est des plus éclairants, alors que de plus en plus – en Afrique, en Asie, au Proche-Orient – on en appelle á une justice internationale qui n’est encore qu’en gestation, alors que bien des malentendus ont encore cours, et que les grandes puissances sont en train de laisser son principal inculpé échapper au TPI.

Claire Trean, Le Monde: “Un Tribunal international qui dérange”